< Retour à la liste des articles 15 octobre 2017

Le petit supplément d’âme

Jack Duhaime

Les professeures de l’UQAM Lucie Morin et Marie-Claude Beaudin ont interviewé 1520 personnes en France et au Québec, pour déterminer si «le principe démocratique au cœur du modèle coopératif » influence les « ressources humaines potentielles », au moment où elles décideront si elles travailleront pour une coopérative financière ou pour une banque.

Conclusion : « le principe démocratique ne constitue qu’un élément parmi d’autres dans le choix des candidats à l’embauche ».

L’étude La conception populaire de la nature coopérative et sa notoriété, publiée en 2014 par la Chaire de coopération Guy-Bernier de l’UQAM et basée sur 4000 entrevues réalisées dans dix pays (incluant le Canada, la France et les États-Unis), démontre que les trois quarts des gens (78,2%) ne sont pas en mesure d’identifier une entreprise de type coopératif.

Les gens ont une image mitigée des coopératives

L’analyse de 4000 entrevues, sur lesquelles repose son étude La conception populaire de la nature coopérative et sa notoriété, permet à la Chaire de coopération Guy-Bernier de l’UQAM d’affirmer que « l’image mitigée des coopératives est positive sur les aspects de responsabilité sociale et de priorisation du long terme plutôt que du profit à court terme. Elle l’est moins sur la capacité à innover et l’avantage concurrentiel des offres ».

Selon cette étude, les gens sont…

  • modérément en accord avec le fait que les coopératives respectent leur nature coopérative;
  • portés à valoriser d’abord l’engagement dans le milieu, puis les pratiques démocratiques ;
  • majoritairement sans opinion (ou faiblement en accord) face au caractère distinctif des coopératives ;
  • plutôt confiants envers les coopératives ;
  • plutôt tièdes dans leur désir de s’impliquer dans la bonne marche de la coopérative ;
  • faiblement adhérents aux valeurs de la coopérative;
  • modérément disposés à faire du prosélytisme en faveur de la coopérative ;
  • modérément attirés par la marque COOP;
  • pas réellement prêts à payer davantage pour transiger avec une coopérative ;
  • faiblement attirés par les coopératives en tant qu’employeur.
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Gaston Bédard, Julien Lamarche et Gaston Michaud 

« C’est la coopération et ses valeurs qui m’ont motivé à travailler chez Desjardins », indiquait à Lévis Guy Cormier, président et chef de la direction de Desjardins. Un sondage Léger indique que de nombreux millénariaux partagent son attirance pour les valeurs coopératives. Le sondage, réalisé pour le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM), révèle qu’une majorité (61%) de millénariaux (18-34 ans) seraient intéressés à travailler pour une coopérative. Parmi les millénariaux qui connaissent des organisations coopératives ou mutualistes québécoises, le taux grimpe à 74% des répondants.

Autre donnée très intéressante: 59% des millénariaux ont identifié l’honnêteté et la transparence comme étant la valeur personnelle la plus importante pour eux, suivie de l’altruisme pour 51% d’entre eux ainsi que de l’égalité-équité pour 45%. Ces valeurs « sont liées à l’ADN des coopératives et sont le fondement éthique des organisations coopératives», commente à La Tribune de Sherbrooke Gaston Bédard, PDG du CQCM. L’attrait des millénariaux pour les valeurs de solidarité, d’égalité et d’équité est suffisamment fort pour pousser le tiers (38%) d’entre eux à valoriser les coopératives comme milieu de travail.

« Les jeunes savent qu’ils veulent avant tout une entreprise sociale, et trouvent ensuite l’objet de l’entreprise », indiquait au Devoir le directeur des communications et de la recherche du Chantier de l’économie sociale du Québec, Martin Frappier. « En tant qu’enseignant, je côtoie des étudiants d’âge universitaire, soit entre 19 et 22 ans », explique

Claude-André Guillotte, directeur de l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de l’Université de Sherbrooke (IRECUS). «Je constate l’arrimage de cette génération avec les valeurs de la coopération».

Alain Bridault, président de la Fédération canadienne des coopératives de travail, considère qu’un «nouvel âge des mouvements coopératifs s’est entamé », qu’il identifie par l’émergence de nouveaux types de coopératives (sociétariat multiple, mixtes, de travailleurs professionnels).

Il y a aussi de nouvelles pratiques: reprises collectives des entreprises, regroupement d’affaires entre coopératives, groupes coopératifs sectoriels transnationaux.

Les mouvements coopératifs «mobilisent une communauté vers un projet coopératif et contribuent à la survie et à la relance socioéconomique de communautés dévitalisées», dit Alain Bridault.

Expérience client VS Gouvernance coopérative

Anne Gaboury, PDG de Développement international Desjardins (DID), croit que le principe de gouvernance est ce qui distingue le coopératisme de l’entreprise privée, ceci dans un contexte historique bien particulier: «De grandes organisations non coopératives font des efforts énormes pour se rapprocher de leurs acheteurs et favoriser l’expérience client. Cette tendance représente un gros défi pour les coopératives » (lire l’interview avec Anne Gaboury).

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Claude-André Guillotte

Cette crainte est partagée par Claude-André Guillotte, directeur de l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de l’Université de Sherbrooke (IRECUS): « La pratique de l’expérience client par les grandes chaînes et la façon dont les coopératives traitent leurs membres devraient être deux choses faciles à différencier. Mais les coopératives tendent à traiter leurs membres comme des clients, et non pas comme des membres-propriétaires », ce qui génère un certain flou.

Wikipédia explique que « l’expérience client cherche à créer un moment d’échange unique, mémorable et symbolique, entre le consommateur et les fournisseurs d’un produit ou d’un service. Cela crée des sentiments et des émotions au client avant, pendant et après l’achat. »

Dans un texte soumis au dernier Sommet international des coopératives, Yannick Dumais, conseiller principal en investissements du Mouvement Desjardins, explique que le terme gouvernance « s’est imposé au cours des années 1980-1990 comme le symbole de la responsabilisation et d’une nouvelle modernité dans les modes d’action publique et de gouvernement des entreprises ».

Les racines du concept de gouvernance coopérative remontent encore plus loin, jusqu’à la grande noirceur canadienne-française. Jean-François Simard, professeur à l’Université du Québec en Outaouais, raconte comment le père Georges-Henri Lévesque, fondateur de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et grand théoricien d’une doctrine coopérative encore en gestation, avec ses « balbutiements prémonitoires du modèle économique québécois contemporain», s’attire les foudres de Maurice Duplessis, qui le traite de « bolchevik»! Même à l’état embryonnaire, la gouvernance coopérative suscitait déjà la polémique.

« C’est la coopération et ses valeurs qui m’ont motivé à travailler chez Desjardins », indiquait Guy Cormier, président de Desjardins.

Selon Yannick Dumais, la gouvernance se caractérise par « l’information et le dialogue entre les parties, la collaboration des différents acteurs dans l’élaboration de solutions, et ce à travers des systèmes apprenants encourageant l’expérimentation et l’innovation. En somme, la gouvernance résulte d’une nécessité de changement réalisée collectivement et d’un apprentissage collectif, toujours en cours, à l’échelle internationale. »

En résumé, l’expérience client et la gouvernance coopérative ont beaucoup en commun. Ce sont deux « apprentissages » (privé dans un cas, collectif dans l’autre), «toujours en cours à l’échelle internationale», qui engagent « des systèmes apprenants et encourageant l’expérimentation et l’innovation »…

L’expérience client et la gouvernance coopérative cherchent à introduire un sentiment de proximité avec le client ou le membre, et, dans le meilleur des scénarios, à générer un «moment d’échange unique, mémorable et symbolique» qui « crée des sentiments et des émotions ». Et si on trouve le temps, on en profite pour adopter la prochaine résolution…

Un DG de coopérative québécoise raconte éprouver de la difficulté à se démarquer d’un compétiteur privé, qui rend à ses clients à peu près les mêmes services et vend à peu près les mêmes produits que lui à ses membres. Le concurrent privé dispose de beaucoup

de capital, fait beaucoup de publicité, achète et vend en très grosse quantité, ce qui lui permet de casser les prix. Si la coopérative ne peut faire appel à son petit supplément d’âme sociale pour se démarquer, elle part perdante au jeu des comparaisons. Surtout si l’entreprise privée pratique l’expérience client…

« Si on focalise tout sur l’expérience client sans expliquer aux membres qu’ils sont une partie prenante importante de la coopérative, on ne met pas en valeur la force de la spécificité coopérative», dit le professeur Guillotte. « On vit dans un monde tellement concurrentiel ! Les entreprises coopératives n’ont d’autre choix que d’être aussi performantes que leurs concurrents privés. Ce n’est pas simple de transcrire ça dans nos relations avec nos membres, surtout dans le cas des coopératives de consommation, comme Desjardins dans les services financiers, ou la Mutuelle dans les assurances ».

Six « composantes essentielles » de la gouvernance

Le politologue Paul Bernstein enseigne à la Nouvelle école de gestion démocratique. Il a analysé 54 cas d’institutions présentes dans seize pays pour mieux définir les six « composantes absolument essentielles » à la réussite de la gouvernance démocratique :

  1. Les travailleurs participent à la prise de décisions de gestion ;
  2. Rétro alimentation fréquente des membres ;
  3. Plein accès des travailleurs à l’information de gestion et d’administration ;
  4. Droits individuels garantis ;
  5. Un comité indépendant d’appel en cas de disputes ;
  6. Un ensemble particulier d’attitudes (une prise de conscience spécifique).

En bonus: quatre principes!

Le Labo de la manufacture coopérative a réalisé une enquête dans une vingtaine de coopératives françaises, pour en conclure quatre principes de base :

  1. La coopération d’abord, les statuts ensuite ;
  2. La coopération s’apprend par la pratique ;
  3. Un projet coopératif est d’abord un projet politique ;
  4. La coopération est une affaire de coopérateurs.

L’expérience client et la gouvernance coopérative sont deux « apprentissages » (privé dans un cas, collectif dans l’autre), « toujours en cours à l’échelle internationale », qui engagent « des systèmes apprenants et encourageant l’expérimentation et l’innovation »…

Une coopérative d’araignées rimouskoises

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Crédit : Gabriel Ladouceur

La coopérative d’escalade de blocs Riki Bloc s’est établie en mai 2016 dans le Bas-Saint-Laurent pour répondre aux besoins d’une tribu de jeunes araignées rimouskoises ayant besoin d’un lieu, surtout l’hiver, pour marcher sur les murs. Elle permet de comprendre à quoi se réfère Alain Bridault, président de la Fédération canadienne des coopératives de travail, quand il analyse les tendances actuelles. Riki Bloc incarne un «nouvel âge des mouvements coopératifs » (ses membres sont en majorité des étudiants), est basée sur de « nouvelles pratiques » (imiter les araignées), « mobilise une communauté » (celle des passionnés collégiaux et universitaires d’escalade) et contribue à l’économie, surtout l’hiver. Riki Bloc se projette dans le futur avec des projets d’agrandissement à l’horizon.

« Notre centre comble un gros vide, surtout durant l’hiver » chez les amateurs de plein air et de sensations fortes, dit François Ladouceur, DG de Riki Bloc. Il indique que l’idée de base a germé en 2014 dans l’esprit de son frère et d’autres étudiants universitaires. La création d’une coopérative d’escalade correspond, selon lui, à un « environnement social » promouvant des valeurs (collectives) de montée d’adrénaline et non (individuelles) « d’occuper toute la place ».

Les débuts furent « économiquement un peu plus durs que dans le plan de match », explique François Ladouceur, en raison de « normes municipales imprévues ». Une sortie d’urgence et quelques autres arrangements architecturaux plus tard, Riki Bloc, avec plus de 500 membres, trouve que ça va assez bien: « on veut que les gens s’impliquent et participent vraiment au développement. Comme directeur général (d’une coopérative), les gens savent qu’ils peuvent me contacter pour me suggérer des projets ». Il étudie présentement un plan d’agrandissement qui ferait doubler l’espace à couvrir sur les murs par les insectes rimouskois.

Selon le professeur Guillotte, « les coopératives sont structurantes dans une économie puisqu’elles viennent faire contrepoids à la libre spéculation, où c’est toujours le plus fort quiremporte la poche ».

Le choix de demeurer mutualisé

Le chercheur sherbrookois Étienne Fouquet s’est demandé pourquoi cinq organisations (SSQ Assurance, La Capitale, Promutuel, Humania et Union-Vie) « ont fait, et continuent de le faire, le choix de demeurer mutualisées, malgré tous les obstacles qu’elles ont rencontrés au courant des dernières décennies, notamment les ralentissements et crises économiques et la féroce compétition des marchés mondialisés ».

Le professeur Fouquet répond à sa question par deux hypothèses. Si les cinq organisations persistent à demeurer mutualisées, c’est « vraisemblablement pour des raisons liées aux valeurs et aux principes mutualistes, qui donnent le pouvoir aux membres dans la gouvernance de leur organisation, mais aussi pour des raisons légales, qui protègent ce type d’entreprise d’un rachat sur le marché boursier, du fait de son mode de propriété. »

Les coopératives ont le code démocratique imprégné dans leur ADN. Elles l’ont aussi imprimé, noir sur blanc, dans leur statut. Le professeur Claude-André Guillotte explique que « la formule juridique de la coopérative fait qu’une entreprise ne pourra plus être vendue et pourra être préservée localement. » Le chercheur Fouquet conclut: « Ces organisations mutualisées ont inclus dans leur nouveau statut des clauses freinant, voire empêchant, la démutualisation, en vue de continuer à répondre à leur nature première et afin de protéger leur structure mutualiste face à la compétition. »

Un cadre de vie pas trop stressant

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Bertrand Noël et Véronique Roy

« Les coopératives offrent un cadre de vie intéressant et pas trop stressant », dit Bertrand Noël, qui dirige depuis cinq ans la coopérative En direct de la ferme, spécialisée dans la distribution, sur l’île de Montréal, de paniers complets, avec légumes, viande, œufs et fromages. Le travail à temps partiel de trois personnes suffit pour prendre les commandes sur le site endirectdelaferme.org, acheter les produits à une quarantaine de fournisseurs et les distribuer, le mercredi ou le jeudi (selon la zone), à une quarantaine de familles (180 membres en tout). « On aimerait arriver à avoir une soixantaine de commandes par semaine pour atteindre une sorte d’équilibre et parvenir à payer des gens sur une base régulière. On aimerait aussi travailler davantage en partenariat avec d’autres coopératives ».

« Les coopératives sont structurantes dans une économie », dit le professeur Claude-André Guillotte. « Elles viennent faire contrepoids à la libre spéculation, où c’est toujours le plus fort qui remporte la poche. Les coopératives offrent une possibilité de résilience économique dans les régions rurales, mais aussi dans les villes. » « Avant, j’avais un job normal, mais j’ai voulu être plus utile à la société », explique Bertrand Noël. « Je voulais que mon entreprise soit une coopérative, parce que j’aime l’idée sociale et politique du partage. C’est plus facile de collaborer avec les gens quand l’idée derrière un projet n’est pas de s’enrichir, mais d’être rétribué pour son travail et de faire quelque chose d’utile pour la société. On part de loin. Les gens ont l’habitude, comme consommateurs, d’aller vers ce qui brille, avec de beaux emballages et beaucoup de marketing autour, parce que ça correspond à leurs habitudes de vie et que ça les rassure. Paradoxalement, la classe moyenne, qui traverse une période difficile et vit une certaine précarité au niveau de l’emploi, trouve dans la coopérative une espèce de sécurité sur les plans humain et financier. Coopérative ne rime pas nécessairement avec pauvreté. On peut générer des profits et cet argent sera partagé dans un esprit coopératif de façon plus équitable. »

La jeune femme qui aimait les robots

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Emmanuelle Raynauld a 31 ans et adore les robots, ce qui la classe parmi les millénariaux standards. Elle est titulaire d’un baccalauréat en arts visuels et médiatiques qui lui a permis de se spécialiser en arts robotisés. Quand elle a songé à fonder une entreprise, le choix de la formule s’est imposé de lui-même. « Ça nous paraissait naturel de former une coopérative pour se rassembler, de façon à partager les coûts de machines dispendieuses. On parle ici d’économie de partage. »

Au printemps dernier, Espace fabrique, inauguré dans le quartier Saint-Henri de Montréal, est devenue la première coopérative québécoise à offrir un espace de création, de production, de partage et d’apprentissage. Ses 300 000 $ d’équipement industriel sont répartis sur 12000 pi2 dans trois ateliers: découpage, soudure et usinage.

« Je compare ça à s’abonner à un gym au lieu d’acheter les machines », explique Emmanuelle Raynauld. « Nous donnons accès à des machines-outils de niveau industriel. Comme au gym, si on a besoin d’un coach privé, on donne accès à une banque de personnes ressources techniques liées au monde des affaires. On est là pour accompagner nos membres, depuis la conception jusqu’à la fabrication d’un produit fonctionnel. »

Espace fabrique compte cinq employés et a pour objectif, en cette première année, de franchir le cap du millier de membres, dont 300 membres actifs avec un abonnement de location quotidien de 20$, mensuel de 200$ et annuel de 2000$. La part sociale coûte 20$. « Ça fait 5 ans que je travaille sur ce projet », dit Emmanuelle Raynauld. « Il ne faut pas avoir peur d’aller dans des domaines où il n’existe aucune coopérative. Je pense que le modèle coopératif est un excellent moyen de faire des économies d’échelle et d’apporter aux communautés. »

« Beaucoup de jeunes coopératives s’insèrent dans une économie de partage», dit le professeur Claude-André Guillotte, qui cite les cas de l’atelier collectif La fabrique à Sherbrooke et des espaces coopératifs de cotravail La patente, à Montréal. Le professeur Guillotte déplore l’existence d’une confusion lexicale autour des mots économie de partage: « En anglais, l’économie de partage se traduit par sharing economy, avec plein de connotations idéalistes. Il faudrait clarifier ce que l’on entend par le mot partage ».

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est espacefabrique.png.Qu’est-ce que l’Espace fabrique et La patente ont en commun avec Uber et Airbnb, à part partager un même raccourci conceptuel (celui de l’économie de partage) ? Pas grand-chose, explique le professeur Guillotte: « L’économie de partage de Uber et Airbnb se base sur l’utilisation d’une plateforme numérique qui permet de mettre en contact des usagers et des fournisseurs. L’économie coopérative réunit aussi des fournisseurs et des usagers de services, mais en plus, elle leur donne la propriété collective de l’entreprise. Le régime de propriété n’est pas le même. Les profits générés par Uber et Airbnb ne sont pas redistribués aux propriétaires de véhicules ou de logements. Mais dans les coopératives, c’est le cas. C’est une différence conceptuelle très importante. »

Le sondage Léger du Conseil québécois de la coopération et de la mutualité arrive à une dernière constatation : les jeunes millénariaux sont trop peu nombreux à connaître le fonctionnement des coopératives. «Est-ce que le mouvement coopératif n’a pas pris, depuis quelques années, une approche beaucoup trop clientéliste ? », questionne le professeur Claude-André Guillotte. «La démocratie coopérative ne se résume pas à attendre sa ristourne ou à réclamer des services, et que l’organisation s’arrange avec le reste! Dans une coopérative, vous avez l’occasion de participer par le vote et vous pouvez même être élu administrateur. On a un devoir et une responsabilité face à l’organisation coopérative dont on est membre. C’est un sentiment qui s’est un peu perdu pour différentes raisons. Le système éducatif ne parle pas des coopératives. Dans la gestion de nos coopératives, nous n’avons pas fait attention à cet enjeu. »

Pierre Ducasse, politologue et ancien conseiller spécial de Jack Layton, croit que « le concept de démocratie économique » rend « souhaitable » le partenariat entre les mouvements coopératif, syndical, écologiste et autres. « Ce projet ne peut se faire s’il ne repose pas sur nos valeurs d’égalité, de participation, d’inclusion, de fraternité. Parce que le mouvement coopératif porte un projet de société alternatif; il doit l’affirmer. »

Têtes blanches

Un dimanche ensoleillé de printemps dans une ville abitibienne. Une coopérative financière a loué le plus grand salon du Centre des congrès pour y tenir son assemblée générale. La grande salle est pleine. Les gens sont fiers de voir que leur institution affiche de bons résultats. Le sentiment d’appartenance est palpable.

On rencontre quelques jeunes parents, accompagnés de leurs enfants (des services de garderie ont été prévus), mais la règle, c’est de compter dans les rangs des cheveux blancs. Le problème du renouvellement du nombre de membres affecte la démocratie coopérative, comme il inquiète le Parti libéral et hante les nuits du Parti québécois.

« Le renouvellement du nombre de membres va toujours être un défi pour les coopératives », souligne le directeur de l’IRECUS, Claude-André Guillotte. Croit-il que l’assemblée générale, pouvant durer jusqu’à quatre heures, un dimanche ensoleillé de printemps abitibien, est un mécanisme démocratique conforme à la culture des millénariaux ? « Peut-être pas », admet le professeur Guillotte. « Comment adapter nos messages à une nouvelle génération? C’est l’une des choses qui doivent être faites. La pratique de la coo- pération va devoir évoluer au cours des prochaines années, il n’y a pas de doute. »

Guy Cormier, président et chef de la direction du Mouvement Desjardins, s’est engagé à amener l’organisation à prendre un virage fort et rapide sur le mobile et le numérique. « Nous demanderons au comité consultatif jeunesse, dont les membres ont entre 18 et 34 ans, comment ils souhaitent que nous négociions ce virage? Ce qu’ils attendent aujourd’hui de Desjardins? Comment nous devrions vivre la coopération pour les années à venir? »

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Pierre-Alain Cotnoir

« De nos jours, les jeunes votent avec un cellulaire! », s’exclame Pierre-Alain Cotnoir, président de la Maison de la coopération du Montréal métropolitain. Il invite le monde coopératif à exploiter à fond les nouvelles technologies pour adapter leurs modes de gouvernance aux avancées technologiques en matière de démocraties participatives. Mais avant de réaliser sur Facebook Live nos assemblées annuelles, ou de liker une résolution dans le cyberespace, demandons-nous si nous sommes connectés à Internet.

La professeure Valérie Michaud et l’étudiante Carla-Ève Bourdeau, de l’École de gestion de l’UQAM, ont découvert que les deux tiers des 328 coopératives québécoises étudiées disposent d’un site web, et que la moitié ont un mur sur Facebook. Ce n’est pas mal, surtout si on compare la situation du Québec au ROC: moins du tiers des coopératives ontariennes sont présentes sur Facebook. La moitié des coopératives albertaines ont un site web et à peine le quart sont présentes sur Facebook. « Le web et ses outils ne sont pas pleinement utilisés par les coopératives, que ce soit pour faire connaître leur existence et leurs avantages, permettre leur développement ou mettre en action le modèle d’animation-médiation », concluent mesdames Michaud et Bourdeau.

Une coopérative de travailleurs actionnaires high tech

Robotiq a été fondée par Samuel Bouchard, Jean-Philippe Jobin et Vincent Duchaîne, trois diplômés en sciences et génie qui ont inventé un concept de pince dans le laboratoire de robotique de l’Université Laval. Cette pince, convertie en bras de robot, leur a permis de se lancer à leur compte. Les trois jeunes associés ont fondé à Lévis leur entreprise, qui conçoit et fabrique des composantes pour robots collaboratifs utilisées partout dans le monde.

Messieurs Bouchard, Jobin et Duchaîne apprennent que d’autres jeunes entrepreneurs ont choisi d’intégrer à leur modèle d’affaires une coopérative de travailleurs actionnaires (CTA). Les trois fans de R2D2 comparent les arguments en faveur avec ceux qui vont à l’encontre de la CTA. L’exercice est concluant: la cinquantaine d’employés de Robotiq sont collectivement actionnaires de l’entreprise.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est robotiq.png.Robotiq y gagne, explique le cofondateur et PDG Samuel Bouchard : «Depuis son implantation, la CTA élimine toute barrière entre les patrons et les employés. Les intérêts de l’entreprise sont aussi les intérêts de chaque employé membre de la CTA. Tout le monde devient entrepreneur. Chaque membre fait face au risque de l’investissement et est stimulé par ce défi. En contrepartie, la CTA nous pousse à partager et expliquer beaucoup plus l’information. Il ne suffit pas d’être transparent et de dévoiler les chiffres et les objectifs. Il faut aussi vulgariser le pourquoi derrière chaque décision d’affaires. Cela demande du temps, mais cela en vaut amplement la peine. »

Le développeur de logiciel Laurent Goulet-Garneau gère la coopérative de travailleurs actionnaires de Rototiq. Il voit dans l’actionnariat « une forme d’épargne-retraite, puisque chaque membre de la CTA a investi son argent sous forme de REER. Contrairement à un régime de retraite standard, où les fluctuations dépendent de la valeur de fonds d’investissements de par- tout dans le monde, l’évolution de l’épargne de la CTA est facile à suivre, puisque les employés sont informés de la situation financière de leur entreprise. En plus de l’épargne-retraite, l’investissement dans la CTA permet de réaliser des économies de 4 à 5% par année grâce au régime d’investissement coopératif québécois. »

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Avec comme actionnaire une coopérative de travailleurs, « il faut vulgariser le pourquoi derrière chaque décision d’affaires », dit Samuel Bouchard, PDG de Robotiq.

Dernières tendances

Autre tendance: la chercheuse suédoise Anna Maris soutient que les médias coopératifs sont une sauvegarde pour la démocratie, face à une industrie médiatique de plus en plus concentrée et axée sur le divertissement plutôt que sur l’information critique. Une tendance qui se traduit à travers le monde, selon Mme Maris, par des niveaux d’emplois en chute dramatique au sein du secteur des médias. « Une opportunité pour le mouvement coopératif a rarement été aussi apparente en termes de possibilités d’intégrer de nouveaux secteurs d’affaires », écrit-elle.

Le directeur de l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de l’Université de Sherbrooke, Claude-André Guillotte, identifie une autre tendance actuelle du coopératisme québécois: « on a créé beaucoup de nouvelles coopératives dans le secteur des services à la personne, pour faire en sorte, par exemple, que les personnes âgées demeurent à domicile. On parle ici de milliers d’emplois. »

L’économie sociale représente aujourd’hui 7000 entreprises au Québec (210000 emplois), avec un chiffre d’affaires de 40 milliards de dollars, évalue le Chantier de l’économie sociale du Québec.

Les coopératives affichent un taux de survie économique deux fois supérieur à celui des entreprises traditionnelles, « puisqu’elles s’inscrivent d’emblée dans une logique durable à partir des besoins concrets », disait en 2016 Martin Frappier, du Chantier de l’économie sociale du Québec. La gouvernance démocratique correspond aux aspirations des plus jeunes qui « souhaitent avoir le droit de parole dans l’organisation et s’identifient de moins en moins à des rapports autoritaires ».

« On vit une sorte de vacuum », dit le professeur Guillotte. « On a des entreprises qui quittent le Québec. On a de moins en moins de travail manufacturier. Le modèle coopératif apparaît comme une avenue à explorer pour conserver les emplois et les entreprises ».

Publié le 15 octobre 2017

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