Associated Press
Félix Delage-Laurin
Quel ne fut pas mon étonnement de jeune journaliste lorsque j’appris que l’Associated Press, l’agence de presse la plus importante au monde, était une coopérative à but non lucratif. Et pas la moindre. Ce fut l’une des premières créées en Amérique, au printemps de 1846.
Il faut se reporter aux temps de la guerre américano-mexicaine de 1846-1848 et aux révolutions aectant l’Europe en 1848 pour saisir toute la nécessité de créer cette singulière association. Les cinq grands journaux de New York, ville alors en plein développement, veulent à l’époque se partager les coûts d’une transmission plus rapide de ces conflits. Les grands patrons de la presse croient en la force du regroupement pour assurer une réception et une diffusion plus rapides de la nouvelle.
En effet, vers 1850, la communication des nouvelles prend plusieurs jours et est extrêmement coûteuse. C’est aussi l’époque où de nouveaux moyens de communications apparaissent, comme la télégraphie transatlantique. Or, le câble ne reliant pas encore New York à l’Europe, les nouvelles arrivent donc tout d’abord au port d’Halifax, au Canada. Afin de gagner un jour d’avance sur la réception des nouvelles d’Europe, la toute nouvelle Associated Press (à ce moment, elle s’appelle « Harbor Associated Press» ), forte des nouveaux moyens financiers dégagés par son récent regroupement coopératif, utilise vers 1849 un système baptisé le « Pony express de la Nouvelle-Écosse ». Le système fonctionne de telle manière que plusieurs cavaliers se relaient pour traverser de part en part, pendant onze heures et demie, la Nouvelle-Écosse et relier à bride abattue le port d’Halifax à Digby, 243 kilomètres plus à l’ouest. De Digby, un bateau très rapide, le Buena Vista, traverse la Baie de Fundy pour arriver à Saint John au Nouveau-Brunswick, terminus d’une ligne télégraphique nouvellement construite. De là, les nouvelles sont télégraphiées à New York. Ce système est très coûteux et est rendu possible en raison de la mutualisation des coûts découlant du nouveau regroupement coopératif. Même si le télégraphe reliera la Nouvelle-Écosse dix mois plus tard et que le système du « poney » n’aura plus raison d’être, la nécessité, pour l’industrie de la presse, de mutualiser ses coûts, se révélera toujours nécessaire, car la couverture d’événements ne connaîtra jamais de limites géographiques et financières.
En effet, dans les années suivantes, ce ne sont pas les événements qui manquent, comme la Guerre de Sécession (1861–1865), qui sera le premier conflit interne couvert par l’AP, ou la guerre des Boers (1880–1883 et 1899–1902). L’Associated Press ouvrira de plus en plus de bureaux à l’étranger.
De New York à la neutralité
Plusieurs villes américaines reprochent à l’AP sa couverture monopolistique et « new-yorkaise » des événements. Par exemple, l’agence semble donner davantage de visibilité à certains candidats lors des couvertures d’élections présidentielles. L’information, davantage centralisée vers la côte est américaine, ne se rend pas toujours jusque dans l’Ouest américain. En réaction à cela, la Western Associated Press, basée dans la puissante Chicago, ainsi que plusieurs AP régionales, comme au Texas et en Californie, sont créées vers la fin du 19e siècle.
Le passage du journaliste Melville Stone à la tête de l’AP de 1893 à 1921 viendra donner à l’agence de presse son standard de fiabilité et d’impartialité dans la couverture de la nouvelle. Impartialité il y aura ou AP il n’y aura pas, telle est la nouvelle devise.
Nouveaux défis
Au courant du 20e siècle, l’Associated Press ne cessera de croître et d’accueillir de nouveaux membres dans ses rangs. En 2013, ce sont plus de 4000 personnes qui travaillent dans les 280 bureaux de l’agence de presse (dont 3000 journalistes) et qui fournissent de l’information à 110 pays en cinq langues. Environ 1400 journaux américains et des centaines de stations de radio et de télévision sont membres et propriétaires de l’Associated Press.
Dans cette ère de l’Internet et des réseaux sociaux, le rôle de l’Associated Press est amené à changer. Dans une entrevue accordée au blog Slate.fr, Tom Kent, rédacteur en chef chargé de la déontologie à l’AP, affirmait que le plus gros défi de l’agence avait été de passer des simples textes de nouvelles aux informations multimédia (photos, sons, vidéos, infographies). Il indique que la transition a été difficile à faire à l’interne et que pour motiver les troupes, des pénalités salariales ont été imposées aux collaborateurs n’ayant pas intégré de multimédia à leur contenu, alors qu’un système de récompenses a été mis en place pour ceux ayant offert l’information comportant la meilleure mise en scène multimédia. Ainsi, le rôle et le mandat de l’AP se transforment. En ne fournissant plus qu’un simple texte de nouvelles, l’agence de presse empiète de plus en plus dans les « plates-bandes » des médias traditionnels.
L’ère de l’Internet et des réseaux sociaux amène aussi un nouveau problème à l’agence : le pillage de ses contenus (autant les textes, les photos que les vidéos) par des particuliers, qui les publient sur leurs blogs sans respecter les droits de propriété et sans payer pour l’utilisation de ces contenus. L’AP met en place actuellement une technologie baptisée AP3P (Associated Press « protect », « point » and « pay ») qui permettra de protéger ses contenus et de les faire payer, à la façon de l’industrie musicale ou des sites de nouvelles payants (comme le site internet du journal Le Devoir). Il faut s’adapter coûte que coûte aux contraintes du temps.
Il reste qu’avec un réseau de correspondants aussi vaste à travers le monde, un nombre de membres en constante croissance et 167 années d’existence, l’Associated Press est l’exemple vivant que l’union des forces permet de survivre au temps. Le défi de l’AP est de se garder continuellement dans l’ère du temps, de réussir à répondre aux nouvelles demandes du monde des médias, tout en conservant intacte son aura d’impartialité.