Jean-Pierre Girard
Imaginez: vous vous présentez à l’urgence d’un hôpital, les lieux sont propres, bien éclairés, confortables… avec un décor qui, loin du style soviétique des années ‘40, suggère plutôt la convivialité et le bien-être… À l’instar de n’importe quelle urgence, le contact se fait efficacement avec le triage, mais ô surprise, la suite ne s’étire pas sur quelques heures d’attentes. La raison est simple : il n’y a pas de cohue ou file d’attente interminable, les cas sont traités avec diligence! Ainsi, la consultation suit dans l’espace d’une quinzaine de minutes.
Autre cas de figure. Vous avez pris rendez-vous dans une clinique ; en plus d’être vu rapidement, la consultation avec le médecin ne se traduit pas nécessairement par une prescription d’un remède miracle (la petite pilule magique !) qui est la conclusion de quelques questions standardisées, mais un échange sur vos habitudes de vie, votre environnement social. En terme technique, on dira de ce médecin qu’il est sensible aux déterminants sociaux de la santé et cherche ainsi à partager ses connaissances avec vous. Le cas échéant, il n’hésitera pas à vous recommander à un collègue intervenant social s’il ne se sent pas la bonne personne pour faire le suivi. Si la prescription est incontournable, vous pouvez faire compléter votre ordonnance à la pharmacie, propriété de la clinique. On y privilégie la vente de médicaments génériques en prenant le temps de bien expliquer au patient les conditions de consommation. En fin d’exercice budgétaire, les surplus générés par les ventes de la pharmacie sont réinvestis dans des programmes d’éducation à la santé
Et j’oubliais… en cas d’insatisfaction, dans les deux cas mentionnés, il est toujours possible de partager ses doléances avec un membre du conseil d’administration de l’établissement, soit un représentant des membres-usagers.
Belle utopie que tout cela ? Non, puisque lors de visites d’observation, le premier cas a été documenté à Barcelone en 2005, le second, à Saskatoon en 2008. Le point commun ? Dans des contextes de grandes villes, il s’agit d’établissements de santé appartenant à des coopératives de santé. À Barcelone, c’est une coopérative à partenaires multiples (au Québec, on appelle cela une coopérative de solidarité) ; dans la plus grande ville de Saskatchewan, c’est une coopérative de consommateurs. Le but est toujours le même : il s’agit non pas d’offrir un service normalisé, sans se préoccuper des besoins des usagers ou sans chercher à maximiser les retombées pour les actionnaires, mais plutôt de satisfaire les besoins des membres, que ce soit en termes de qualité de services, de délais d’attente réduits au minimum, de consultations médicales où l’on se sent écouté ou autres.
Ces organisations ne sont pas nées de la cuisse de Jupiter, mais ont pu tirer avantage de l’engagement de promoteurs visionnaires qui, par un travail patient et soutenu, ont su faire reconnaître dans le réseau de la santé la présence d’un acteur coopératif. En outre, en Saskatchewan, l’organisation a une entente de service pluriannuelle avec les autorités publiques en santé pour assurer son financement. Elle compte plus d’une centaine d’employés, dont des médecins salariés.
Et dans les grandes villes du Québec?
Dans un livre que j’ai écrit en 2006 sur le développement des coopératives de santé au Québec1, je rappelais que le réseau des CLSC s’est notamment développé en absorbant des cliniques populaires et coopératives fondées par des citoyens comme ce fut le cas entre autres à Montréal. On connait la suite: au fil des années, ces structures ont été fortement institutionnalisées, perdant toute espèce de liens avec le milieu, laminant la participation et la contribution des usagers. Aujourd’hui, pour ce qu’il en reste, elles sont des composantes des nouveaux CIUSSS.
On repart donc de zéro? Pas tout à fait. Outre cette expérience dont on peut tirer des leçons comme l’immense risque que représente l’assujettissement d’organisations citoyennes à des structures étatiques, il existe déjà une quarantaine de coopératives de services de santé au Québec dont la plupart sont regroupées dans une fédération. Elles sont cependant rarissimes dans les zones urbaines; voilà donc une base intéressante pour «attaquer» le marché urbain. L’appui de réseaux coopératifs existants pourrait aussi faciliter le processus. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer la concurrence des cliniques « sans-rendez-vous», généralement propriétés d’une chaîne de pharmacies et une certaine forme de résistance du réseau de la santé, lequel veut garder la main mise sur la possibilité de recruter des médecins.
L’audace et l’innovation devront donc être au rendez-vous.
Voici quelques pistes:
• Pourquoi ne pas penser à la création d’une coopérative de santé dans un contexte de milieu d’enseignement supérieur (cégep ou université)? Outre d’offrir des services aux étudiants et à l’ensemble du personnel, la coopérative pourrait servir de lieu de stage à des étudiants dans des programmes en santé;
• La coop de solidarité SABSA dans le quartier Saint-Sauveur à Québec démontre qu’il est possible d’innover. La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec supporte ce projet-pilote de clinique de proximité offrant une prestation par des infirmières-praticiennes principalement auprès de populations à risque;
• Avec le vieillissement de la population, qui, malheureusement pour les 65 ans et plus, s’accompagne trop souvent de précarité financière et d’isolement social, nous devons trouver des formules originales conciliant des enjeux d’habitat à coût abordable et de soutien sur le plan de la santé. J’estime qu’il y a là place à imaginer une formule coopérative conciliant ces deux enjeux. Des projets de coopératives de solidarité en habitation pour aînés offrant divers services émergent depuis quelques années, mais ces projets se butent souvent à la question de la perte d’autonomie: que fait-on lorsque Richard, 78 ans développe des problèmes de mobilité réduite ou Jacqueline qui, à 84 ans, manifeste les signes précurseurs de démence (Alzheimer ou autre)? La coopérative engage une infirmière? Elle signe une entente avec le CIUSS de son territoire? À défaut d’agir, Richard et Jacqueline risquent de ne plus trouver leur place dans la coopérative… Donc, pourquoi ne pas être relogés dans une coopérative de soins de santé de 2e génération?
D’autres idées? Je vous invite à jeter un coup d’œil sur l’étude que j’ai dirigée pour le Sommet international des coopératives 20142 et dont le Coopoint faisait état l’an dernier. On y fait la recension des coopératives et mutuelles évoluant dans le domaine de la santé et des services sociaux. Du nord au sud, en Asie, en Amérique du Sud, en Europe, l’audace et l’innovation sont souvent les carburants de beaux projets qui ne craignent pas de bousculer l’ordre établi incluant la création de pharmacies en mode coopératif (quelque chose d’interdit au Québec!)
Enfin, comme dit le proverbe, 100 fois sur le métier: il ne faut avoir de cesse de faire connaître haut et fort dans le débat public la contribution originale du modèle coopératif en santé. Au Québec et aussi ailleurs au pays, le discours dominant est encore largement prisonnier d’une conception binaire des services de santé: d’un côté, des services publics, de l’autre, des services privés (sous-entendu, à but lucratif). Patience, mère des vertus dit un autre proverbe!
Jean-Pierre Girard est expert-conseil international en entreprises collectives
et enseignant dans les programmes de second cycle en entrepreneuriat collectif à l’UQAM. Il a été mandaté par le Sommet international des coopératives pour diriger une étude mondiale sur les coopératives et mutuelles œuvrant dans le domaine de la santé et des services sociaux.
1. Girard Jean-Pierre (2006) Notre système de santé autrement: L’engagement citoyen par les coopératives, Montréal, BLG, 211 p.
2. http://productionslps.com/wp-content/uploads/2014/10/International-survey-co_op-and-mutual-Health-and-social-care-CMHSC-14.pdf