Jean-Pierre Girard
À l’instar de quelques autres pays tels le Portugal, la constitution italienne comporte une référence explicite au rôle des coopératives, soit l’article 45. Ainsi, la vision socio-économique formulée dans la constitution de 1946 voit donc les coopératives comme un acteur incontournable. Cela va s’exprimer au cours des décennies suivantes de diverses façons, mais particulièrement dans les années 1970 et 80, à l’égard des enjeux sociétaux liés aux problèmes d’insertion à l’emploi et de la place et du rôle des femmes, sans perdre de vue la croissance du poids économique significatif de la coopération italienne. Ainsi, les coopératives comptent pour 8% du PNB, sont source de 1 300 000 emplois et ont un volume d’affaires annuel de 150 milliards d’Euros.
Historiquement, les coopératives italiennes se sont regroupées principalement en deux grandes organisations: la Legacoop, d’inspiration socialiste, et Confcooperative, qui tire son origine de l’action sociale de l’Église catholique. Depuis 2011, une démarche en cours vise l’unification des regroupements au sein d’une seule entité, l’Alliance coopérative italienne.
En observant le cas de Confcooperative, on peut mieux apprécier l’impact des coopératives dans des secteurs spécifiques. Sur le plan agroalimentaire, elles représentent 60% de la production viticole, 40% dans le secteur laitier et également 40% dans le domaine des fruits et légumes. Le secteur financier n’est pas en reste puisque les banques coopératives comptent pour 14,8% de l’ensemble des banques italiennes. Elles détiennent également les prêts hypothécaires de 20% du parc résidentiel. On relève aussi la présence de plusieurs grandes coopératives dans les travaux publics. Dans le secteur socio-sanitaire, les coopératives sociales et de santé offrent leurs services à plus de 6 millions de familles, ce qui inclut des enfants, des personnes âgées, mais aussi des citoyens marginalisés tels d’ex-psychiatrisés, des sidatiques et autres personnes vulnérables. En outre, ces coopératives facilitent l’insertion à l’emploi de personnes handicapées et groupes d’individus exclus ou à risque, par exemple, des détenus, qui en fin de peine, sont en cours de réinsertion dans la société.
Sur une période de 10 ans, les emplois proposés par les coopératives sociales et de santé ont connu une croissance de 115%.
Les coopératives ont donc le souci de faciliter l’intégration au marché de l’emploi, des jeunes, des femmes et des migrants. Dans le cas spécifique des femmes, elles représentent 61% de la main-d’œuvre des coopératives et 40% du sociétariat − et pèsent pour 26% dans les instances de gouvernance alors que la moyenne dans les autres types d’entreprises n’est que de 16%.
Le rôle social des coopératives se manifeste aussi par la contribution de ce que l’on appelle des coopératives communautaires (community cooperatives). Présentes dans des milieux isolés, par exemple dans la région des Apennins, entre l’Émilie-Romagne et la Toscane, leur concept repose sur la combinaison de diverses spécialités de plusieurs coopératives – agricoles, consommateurs, de tourisme − afin de redynamiser des milieux isolés risquant une désertification. Dans le Trentin (nord de l’Italie), toujours avec ce souci d’assurer la survie de villages, on assiste au développement de «familles coopératives», soit des coopératives de consommateurs qui sont souvent la seule source d’approvisionnement en aliments de base et d’emplois pour des villages comptant moins de 200 personnes. En outre, depuis plus d’un siècle en région alpine, des coopératives fournissent l’électricité à plus de 300000 personnes. On le voit, la coopération est intimement liée aux communautés italiennes avec un puissant ancrage territorial.
L’exemple de la coop Alpe del Garda
Transportons-nous dans les Préalpes italiennes à une altitude variant de 700 à 1800 mètres, dans des plateaux difficilement accessibles le long du magnifique lac de Garde, en Lombardie − plus précisément dans la municipalité de Tremosine. Constituée de divers petits hameaux, celle-ci s’étend sur près de 30 KM carrés. On y dénombre 2000 citoyens.
La coopérative Alpe del Garda appartient à des propriétaires de cheptels de vaches qui y écoulent le lait. En plus d’avoir construit au début des années 1980 une petite usine de transformation du lait avec l’appui de la banque coopérative locale, au cours des années suivantes, la coopérative va multiplier les initiatives pour renforcer les retombées dans le milieu, stimuler la création d’emplois et l’esprit d’entrepreneuriat, mais encore plus: la fierté de vivre en ce lieu unique ! Par exemple, face à ses membres vieillissants et sans héritiers repreneurs, la coopérative a choisi de racheter ces exploitations plutôt que de perdre la capacité de production de lait locale. La coopérative détient désormais ses propres installations soit une étable comptant plusieurs centaines de têtes et équipée de matériel d’élevage moderne, voire même au moyen de la biomasse et de panneaux photovoltaïques, écologique.
D’autre part, à la demande des membres, la coopérative a conclu une entente avec un abattoir pour la viande de porc et de vaches; elle écoule cette production à travers ses activités commerciales directes (restaurant et comptoir de vente) et son réseau de distribution. Ces installations permettent non seulement de vendre les produits de la coop, mais elles s’avèrent très attirantes pour les touristes de passage dans cette région.
La coopérative a aussi constitué une flotte de camions: Il y a des camions-citernes pour la collecte du lait, mais aussi des camions permettant la vente des fromages en comptoir mobile. Cette vente directe au consommateur représente 30% du total, le restant étant canalisé vers les détaillants et la grande distribution.
À même son principal point de vente, la coopérative opère une quincaillerie destinée prioritairement aux membres, mais également accessible aux citoyens de Tremosine. De surcroît, tirant avantage de points de vue exceptionnels sur les Alpes et le lac de Garde, la coopérative possède également deux auberges dont la gestion a été confiée à un autre organisme.
L’impact de la coopérative Alpe del Garda sur son milieu est multiple. En offrant 50 emplois à temps plein dans une communauté de 2000 personnes, c’est comme si dans une ville de 200000 personnes, une coopérative offrait 5000 emplois: dans une région si éloignée, il s’agit dès lors d’un acteur de premier plan.
Finalement, la coopérative Alpe de Garda a amélioré la qualité de vie des agriculteurs avec une sécurité pour l’écoulement de leur lait, l’accroissement des revenus, la stimulation d’une relève (donc la rétention des jeunes), la valorisation du produit transformé et l’assistance technique et professionnelle gratuite. Enfin, et non le moindre des impacts, elle a favorisé la formation d’une nouvelle identité territoriale. C’est ainsi que, grâce à la formule coopérative, une population éloignée d’Italie a su se prendre en charge et assurer sa pérennité… un modèle remarquable qui possède toutes les qualités pour être reproduit chez nous.
Jean-Pierre Girard est expert-conseil international en entreprise collective et chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal. Il tient à remercier Mme Danila Curcio de Confcooperative et M. Enzo Pezzini, chercheur à l’Université Saint-Louis de Bruxelles, pour leur contribution à ce contenu.